AGO
23
1833

Cavour, Camillo Benso di a Cavour, Gustavo Benso di 1833-08-23 #1348


Mittente:
Cavour, Camillo Benso di.
Destinatario:
Cavour, Gustavo Benso di.
Data:
23 Agosto 1833.

                                                                                                       Genève, 23 août 1833

      Je ne t'ai pas encore écrit, mon cher ami, pour attendre que j'eusse une assez grande quantité de faits intéressans pour remplir les deux ou trois pages d'une lettre ordinaire, sans avoir recours aux phrases d'usage sur le manque de tems, la fin du papier etc. etc., ressources ordinaires de la dame aux dis nen.
      Je commencerai par te dire un mot des habitans de la Fenêtre, auxquels certainement tu t'intéresses autant qu'à Basle-ville et à Schwitz extérieur. Notre oncle Sellon, comme tu me l'avais dit, est mieux que l'on devait s'y attendre après la crise terrible qui l'a mis à la porte du tombeau. Il parle sans trop d'embarras et peut très bien faire un usage modéré de son bras droit. Au moral, c'est toujours la même chose, la même confiance dans ses idées, la même préoccupation et la même assurance à entretenir le public des moindres idées qui lui passent par la tête. Cécile a fait des progrès immenses dans le mysticisme religieux, et le puritanisme moral. Une des premières choses qu'elle m'a dites c'est «Je vous avoue que je redoute un peu votre arrivée à cause de la morale que l'on professe à Turin, qui est presque une nouvelle Babylone, et dont vous pourriez bien être imbu jusqu'à un certain point». Elle ne veut plus entendre parler d'aucun moyen humain ni pour gouverner les hommes ni pour élever les enfans. Elle a l'émulation en horreur, le désir de gloire en exécration, il n'est plus question pour elle que du sentiment du devoir, de la grâce et de l'amour de Dieu. A ces exagérations près, elle est toujours excellente. Son puritanisme est allé se heurter, l'autre jour, contre la diplomatie sentimentale de Victoire, et peu s'en est fallu qu'une scène de tous les diables ne s'en suivît. Victoire avait bien recommandé à Sellon et à sa femme de bien se garder de ne rien dire à leur première entrevue avec Henriette qui pût trop fortement l'émouvoir. Cette recommandation avait été fidèlement observée, mais Cécile voulait absolument quelques jours après, lorsque Henriette se serait acclimatée au Bocage, avoir une explication sentimentale avec elle. Là-dessus Victoire a pris l'alarme, et a conjuré Cécile de renoncer à son projet, disant qu'il fallait distraire ma tante et non lui rappeler ses douleurs, que sa santé y était intéressée, que Marina lui avait recommandé de l'égayer, et cent autres raisons aussi mondaines. Cécile insistait, forte de la vérité de ses sentimens, ne pouvant jamais concevoir qu'on pût aigrir une douleur réelle en sympathisant fortement avec elle, et en en assumant une forte partie pour soi-même. Jamais elles n'ont pu ni s'entendre ni se convaincre. C'était tout simple, elles étaient sur des terrains tout à fait distincts. L'une parlait le langage du monde et de ses affections factices et superficielles, qui n'ont de réel que l'apparence, l'autre celui des sentimens tels que les éprouvent les âmes vraies et énergiques. Enfin après un débat des plus vifs, Cécile a cédé à la ténacité de Victoire, mais profondément affectée de voir de quelle manière on entend la douleur et les affections dans le grand monde. Je n'aurais plus à te parler que de mes cousines pour finir mon énumération des habitans de la Fenêtre, mais je te renvoie aux lettres que j'ai écrites à papa et à maman, et je passe aux faits politiques.
      Mon premier soin, comme ma première pensée, ont été de recueillir tous les faits qui pourraient me donner une idée de l'état actuel de la France. Aussi n'ai-je pas manqué d'interroger tous les Genevois que j'ai rencontrés, depuis Naville le sinistre et Châteauvieux le bénin, jusqu'à papa De la Rive le réjoui; j'ai trouvé dans tous la même confiance dans le gouvernement actuel, avec des nuances, bien entendu, quant à leur amour pour Louis-Philippe. Mais tous sont d'accord à dire que le carlisme soit par la force naturelle des choses, soit par les bêtises inconcevables du parti, n'a plus aucune chance quelconque dans ce moment-ci. Il n'y a pas jusqu'aux derniers tripotages de Prague qui n'aient éloigné d'Henri V une foule de personnes qui auraient pu dans certains cas s'en rapprocher. Mais le témoignage le plus fort que j'ai recueilli contre le carlisme c'est celui du prince de Craon, le mari de Valentine, le gendre de Mme du Cayla, arrivé hier de Paris et fixé au Bocage pour quelques jours. Dans une longue conversation que j'ai eue avec lui, il m'a fait le tableau le plus piteux de la faiblesse et de l'ineptie des légitimistes, il m'a assuré que tout ce qu'il y a de sage et de raisonnable dans ce parti tend à se rattacher au gouvernement de Louis-Philippe. Que le sentiment général des masses pour la branche aînée n'est ni un sentiment de haine, ni d'affection, mais uniquement de pitié. Il a entendu dernièrement répéter vingt fois par des gens du peuple «les pauvres Bourbons, ils n'en manquent pas une qui puisse les éloigner de la France, ne voilà-t-il pas qu'ils s'en vont livrer leurs petits bambins à ces b ... de jésuites». Au reste le prince de Craon va à Turin chercher ses enfans et tu auras très probablement l'occasion de te faire raconter les mêmes choses qu'il m'a dites.
      Naville, qui s'occupe plus d'industrie que de politique, m'a dit des choses bien étonnantes sur le progrès des arts industriels. Il croit fermement que ce qui a été fait n'est rien en comparaison de ce qui va se faire. Il est surtout persuadé que la chimie industrielle est dans une marche progressive inconcevable. Ce qui leur arrive, à la grande manufacture des glaces, en est une preuve patente; par le moyen de forts encoura-gemens prodigués aux employés et aux ouvriers de toutes espèces, ils sont parvenus à des perfectionnements inimaginables et tous les jours il s'en présente quelque amélioration nouvelle. Grâce à cela ils ont donné une extension énorme à leur fabrique, principalement pour les produits chimiques; ils ont renversé toutes les fabriques rivales en France, à Marseille excepté, en pouvant baisser leurs prix sans y perdre. L'Angleterre est, à son avis, dans une voie de progrès plus surprenante encore; depuis dix ans l'industrie a changé de face, et elle s'achemine à obtenir les mêmes résultats dans dix ans d'ici. En présence de tels faits patens pour tout le monde, comment se fait-il qu'il y ait encore des personnes qui rêvent la reconstruction d'une société gothique et féodale? 
      Les événemens de Suisse ont dû bien occuper les esprits, ceux des diplomates surtout, à Turin comme partout ailleurs. Il paraît avéré que le mouvement réactionnaire suisse n'était pas isolé, mais qu'il se rattachait à un grand plan européen. En effet il y avait eu un grand mouvement diplomatique en Suisse pendant ces derniers tems. Les Bombelles étaient venus à Genève, Strogonoff avait passé à Zurich, etc. Si la Sainte-Alliance était parvenue à faire triompher le principe rétrograde en Suisse, ou même seulement à produire des troubles graves non réprimables par l'autorité de la diète et nécessitant de sa part une intervention hostile, elle aurait gagné un grand point. La Suisse est la citadelle de l'Europe, elle la domine de tous côtés, et cent mille hommes débouchant du Jura seraient bien dangereux pour la France. Heureusement cette combinaison diabolique a complètement échoué, après avoir servi à renforcer puissamment l'élément révolutionnaire en Suisse et augmenté l'horreur général des masses pour l'Autriche, tout en lui aliénant le cœur des rétrogrades, qui se sont reconnus abusés par ses insidieuses promesses. Je puis t'assurer que maintenant, si une guerre européenne éclatait, soixante mille Suisses parfaitement organisés, pleins de courage et d'ardeur, seraient prêts à repousser toute agression hostile. En moins d'une semaine 20.000 étaient réunis. Je crois fermement que cette force inconnue, qui s'est manifestée tout à coup chez un peuple qui forme l'avant-garde des révolutions, contribuera fortement à dissiper les dernières velléités guerrières de Metternich et consorts. Le principe contre-révolutionnaire suisse est tout à fait vaincu. Les petits cantons, éclairés sur les projets liberticides des chefs qui les conduisent, ont franchement manifesté le désir de se réunir aux autres confédérés. Schwytz a déjà nommé ses députés à la diète, et Uri et Unterwald se disposent à en faire autant. Basle-ville toute .... de sa déconfiture se prêtera à tous les arrangemens que l'on voudra. Il n'y a que Neufchâtel qui tiendra bon, fort qu'il est de l'appui du roi de Prusse; mais il ne donne aucune inquiétude sérieuse à la diète. Bref, dans ce moment-ci, il n'y a j lus rien à craindre de la part des ultras; le seul danger, s'il en existe, vient de l'exaltation du parti ultra-libéral qui a acquis une force très grande momentanément et qui s'en sert pour mettre en mouvement les plus basses passions anti-sociales. Je crois cependant qu'il n'y a rien de  bien sérieux à craindre de leur part.
      Le mois d'août, comme tu sais, est le mois fâcheux pour papa. C'est le mois des désappointemens. Aussi la dernière lettre qu'il m'a écrite se ressentait-elle furieusement du bruson. Je craindrais presque pour mon voyage de Paris, si je n'avais pas les moyens de l'effectuer à tout hasard; car tu sais que la bourse de Cassio est à ma disposition et que j'en profiterai à la dernière extrémité, bien sûr que je pourrai le rembourser un jour si je vis, et persuadé que, si je meurs, te laissant ma part au gâteau, tu acquitteras religieusement les dettes d'honneur que j'aurai pu contracter, quand tu en auras les moyens. 
      Voici un trait délicieux de papa. L'abbé Frézet m'a écrit une longue lettre enfermée comme à l'ordinaire dans une enveloppe écrite de tout côté. Par malheur cette lettre est arrivée dans les mains de papa, en même tems que celle de Rossi qui lui annonçait les progrès du bruson. Alors, pour compenser par une forte économie la perte de revenu de Lery, il a déchiré l'enveloppe de l'abbé et ne m'a envoyé que la lettre dans une demi-feuille qu'il m'écrivait lui-même. Je te prie de t'informer au juste de l'état du bruson et de me le mander. 
      L'oncle Camille embrasse tendrement son cher neveu Auguste et il le prie d'embrasser de sa part maman granda et papa grand.

      Vibi m'a payé tout ce qu'il était censé me devoir et il a reconnu sa dette de cent francs à ton égard. J'ai donc reçu 140 francs pour ton compte. Comme j'ai remis de l'argent à papa avant de partir, tu peux te les faire remettre quand tu voudras.
      Bien des choses à ta femme. Sainte-Rose m'a écrit, je lui répondrai un de ces quatre matins.
                                                                                                    Tout à toi
                                                                                            Camille de Cavour

divisore
Nomi citati:
Gustavo Benso di Cavour, Cassio, Victoire, Mme du Cayla, Valentine, Metternich, Henri V, abbé Frézet, abbé, Louis-Philippe, Naville, Châteauvieux, sa femme, papa, ta femme, Sellon, Henriette, Cécile, Marina, prince de Craon, papa De la Rive, papa grand, maman granda, Sainte-Rose, neveu Auguste, Vibi, roi de Prusse, maman, Rossi, Strogonoff.
Toponimi citati:
Genève, Fenêtre, France, Turin, Lery, Europe, Autriche, Zurich, Paris, Basle-ville, Schwitz, Bocage, Marseille, Suisse, Angleterre, Neufchâtel, Uri, Unterwald, Prague.

Allegati