DIC
31
1838

Il Jockey Club


Il Jockey Club

      Le Jockey Club a été fondé après la révolution de Juillet par quelques jeunes gens ayant lord Seymour en tête, dans le seul but d'importer en France les courses à l'anglaise et y acclimater le goût des chevaux, des paris et les habitudes du turf. Il se composa d'abord d'un très petit nombre de personnes qui occupaient un modeste appartement dans une des rues adjacentes au boulevard des Italiens: la rue du Helder, si bien il m'en souvient. L'association se grossit peu à peu de bon nombre d'élégants poussés par la manie de l'anglomanie ou par l'envie de s'amuser. Le local étant devenu trop étroit, le club loua la maison qui fait le coin du boulevard  Mont-martre et la rue Grange-Batelière; et il occupe maintenant l'appartement au-dessus d'un fabricant de pianos, qu'on distingue facilement à cause des jalousies vertes qui sont à ses fenêtres l'hiver comme l'été.
      Le club est composé de deux cent cinquante membres ordinaires et d'un certain nombre de membres étrangers qui y sont admis pour six mois. Les membres payent en entrant 500 francs et de plus un abonnement annuel de 250 frs. Le membre étranger paye 200 francs pour les six mois qu'il passe au club.
      L'appartement du club est vaste et élégant, il est divisé en deux parties: l'une où l'on fume, l'autre où le cigare n'est pas admis. La partie fumante se compose d'une salle de billard et de deux salons. Celle à l'abri de la fumée se compose d'un grand salon, de deux chambres à manger et de plusieurs cabinets où l'on peut faire sa toilette. Les antichambres et les dépendances sont communes aux deux divisions du club. L'ameublement est élégant et commode; cependant il n'y a rien d'extraordinaire ni quant aux meubles ni quant au service.
      Au club on joue, on fume, on cause, on lit les journaux et l'on dîne. Tous les jours à six heures et à sept heures deux tables sont servies, une de 12 et l'autre de 6 couverts. Les membres qui se sont faits inscrire d'avance y ont une place retenue: il arrive souvent qu'on en trouve au moment même de se mettre à table. Les dîners sont fort bons et servis fort élégamment; on paye six francs, le vin non compris. Ceux qui ne trouvent plus de place aux tables régulières, dînent à la carte, et en général on leur donne fort mal à manger. Il n'y a pas de soupers réguliers; mais il y a toute la nuit du monde à la cuisine, et les membres qui passent la nuit à jouer peuvent se faire servir ce qu'ils veulent. En le commandant d'avance on peut avoir un excellent soupe. Il est vrai qu'alors on le paie fort cher.
      Les Français sont en majorité au club. On en trouve de tous les partis et presque de toutes les classes de la société. La politique est bannie: celui qui voudrait élever une discussion de ce genre serait rappelé à l'ordre par le comité, et s'il récidivait on l'exclurait du club. Vous pourrez vous en convaincre en apprenant que dans le comité se trouvent le prince de La Moscowa et le marquis de La Rifaudière qui s'est battu pour l'honneur de la duchesse de Berry, quand les carlistes voulaient encore en faire une chose problématique.
      Le comité, élu au scrutin secret, est chargé de faire exécuter le règlement et de veiller à l'administration matérielle du club. Ils surveillent les salles et le palier et s'occupent du dîner et de l'observation des lois qui règlent les jeux et les paris. Le prince de La Moscowa est président du comité; les membres sont tous des jeunes gens fort connus.
      Il n'y a pas un très grand nombre d'étrangers. Parmi les Italiens le plus marquant est le prince Belgioioso, si célèbre par sa belle voix dans les salons de Paris et les mauvais lieux. Depuis quelque tems le nombre des Espagnols a fort augmenté. Le marquis de San Yago compte parmi les plus intrépides parieurs. Plusieurs Anglais font partie du club, les seuls qui fassent parler d'eux sont lord Seymour, son frère lord Yarmouth et le major Frazer.
      Les seuls jeux permis sont le billard et le whist. On joue un jeu très gros; un soir j'ai gagné soixante mille francs, et j'en ai reperdu trente le lendemain. Cependant la partie ordinaire est plus modérée, et six à sept mille francs passe pour un joli gain. On a établi un livre qu'on appelle registre des paris. Là il est permis à tout membre du club de proposer un pari: si un ou plusieurs autres membres déclarent par écrit être prêts à l'accepter, la gageure est reconnue par le comité et doit être décidée d'après les règles qu'il pose. C'est ainsi que le major Frazer a proposé un pari de 2000 louis, qu'il irait successivement du théâtre de Paris à celui de Londres, reviendrait à celui de Paris et irait ensuite à celui de Bruxelles, sans jamais perdre une représentation. Quand je suis parti de Paris il y avait déjà 1500 louis de souscrit contre lui.
      Jamais une femme n'a passé le seuil du Jockey Club, mais en revanche elles font le sujet de la plupart des conversations de ces messieurs. Il y a peu d'entre eux qui n'ait une maîtresse en titre, l'Opéra en fournit un certain nombre, les petits théâtres une portion aussi; le reste est pris dans les premiers rangs des dames entretenues. On ne voit pas au club de gens de lettres et peu d'hommes célèbres; l'élégance, la mode y sont seules estimées. On y admet les hommes mariés même lorsqu'ils ont les cheveux gris. Pendant mon séjour à Paris le général Flahaut a été reçu membre du club à l'unanimité.
      S'il ne règne pas un parfait accord parmi les membres du club, et si plusieurs d'entre eux sont divisés par leurs opinions politiques et leurs relations sociales, il y a du moins toujours dans leurs rapports le ton et les manières les plus distinguées. Deux membres s'étant querellés au jeu, furent exclus du club, quoiqu'un duel eût réparé le tort que leur dispute avait fait à leur réputation.
      Voici pour en finir le nom des membres les plus marquants du club:
     
joueurs: le prince Galitzin, Paul Daru, La Valette, Potter, Tiron, David, Walewski;
promoteurs de courses: Frédéric Lagrange, Seymour, Vaublanc, Grièves, le prince de La Moscowa, Lupin, Greffulhe;
amateurs de parties fines: Belgioioso, Pussin, d'Alton, Jules de La Grange;
farceurs: Boigne, Montguyon, d'Albon.


      D'après cette relation exacte et fidèle, vous vous convaincrez, j'espère, que le Jockey Club n'est ni plus ni moins qu'une réunion de gais jeunes gens, qui aiment peut-être un peu trop à s'amuser, même au dépens des mœurs; mais qui au reste ne sont ni plus méchants ni plus corrompus que le reste de la société et de la foule qui peuple les salons.

Cavour, Camillo Benso di , , 31 Dicembre 1838
divisore
Nomi citati:
lord Seymour, prince de La Moscowa, marquis de La Rifaudière, duchesse de Berry, prince Belgioioso, marquis de San Yago, major Frazer.
Toponimi citati:
France, boulevard des Italiens, rue du Helder, rue Grange-Batelière, Bruxelles, Paris.

Allegati