NOV
4
1833

Cavour, Camillo Benso di a Sellon d'Allaman, Jean-Jacques de 1833-11-04 #1349


Mittente:
Cavour, Camillo Benso di.
Destinatario:
Sellon d'Allaman, Jean-Jacques de.
Data:
04 Novembre 1833.

                                                                                                          Turin, 4 novembre 1833
      Mon cher oncle,
      Je me reproche d'avoir tardé si longtems à vous témoigner tout le bonheur que j'ai éprouvé à vous revoir, et à passer près de vous un tems qui m'a paru bien court. Quoique j'aie tout lieu d'espérer que les intervalles de mes visites ne seront plus de beaucoup aussi considérables que par le passé, ce n'est pas sans un vif sentiment de regret que j'ai quitté cette année ce délicieux coteau, où tant de personnes qui me sont chères habitent. Le tems actuel est si gros d'événemens, les chances les plus inattendues sont devenues tellement communes, que, quand on met de hautes montagnes entre ceux qu'on aime et soi, on ne peut se défendre d'un sentiment vague d'amertume et de regret, qui empoisonne le moment déjà si triste du départ.
      En vous quittant j'avais conservé l'espoir, bien affaibli, il est vrai, que mon voyage de Paris aurait encore lieu, et à cette idée venait se joindre celle tout aussi agréable d'une visite à Genève, soit en allant, soit en revenant; je n'ai pas tardé à devoir y renoncer tout à fait. Ma tante nous a annoncé il y a déjà une dizaine de jours ce qu'elle tenait in petto depuis longtemps: son retour à Turin et son intention d'y passer l'hiver au moins. Quelque préparé que je fusse à cet événement, il n'en a pas moins produit sur moi un effet douloureux. Ce n'est pas tant Paris que je regrette, certes je le verrai un jour ou l'autre, mais ma tante et mon oncle ne pourront jamais regagner dans mon cœur et dans mon estime ce qu'ils y ont perdu.
      Mais je ne veux pas vous entretenir sur un sujet qui n'est agréable ni pour vous ni pour moi. Je vous parlerai au lieu de ma mère, que j'ai eu le bonheur de trouver infiniment mieux que je ne l'avais laissée. Sa toux a cessé, elle a repris son sommeil, son appétit et ses forces, et j'espère qu'elle est disposée de manière à bien passer son hiver. Comme vous devez vous l'imaginer, elle m'a bien demandé de vos nouvelles et plus d'une fois entretenu des regrets qu'elle éprouvait de rester si longtemps sans vous voir; mais elle ne doute pas que vous ne compreniez que comme femme elle ne peut quitter son mari, qui malheureusement est devenu bien sujet à de douloureuses et fréquentes attaques de goutte. En effet j'ai trouvé en arrivant papa bien souffrant, et depuis lors il a été longtems dans un état pénible, les douleurs s'étaient portées à la tête et il souffrait cruellement. Grâce au ciel, depuis une semaine il est mieux et l'on peut dire que maintenant il est tout à fait bien. Le reste de la famille est en bon état. Auguste a assez gagné au physique et son moral même est en progrès. La présence de la petite sœur, aussi gentille qu'il l'était peu, et qui divise avec lui les caresses dont il avait l'entier monopole, lui a donné une certaine émulation qui a déjà produit d'heureux résultats. Si on sait l'encourager dans ce bon chemin, il a beaucoup d'élémens pour devenir un aimable enfant. Ma belle-sœur avance dans sa grossesse, et avec l'aide de quelques saignées, qu'elle se fait faire de tems en tems, elle va assez bien, quoique je la croie plus près du terme qu'elle ne l'avoue elle-même. Je suis bien fâché que l'on ne puisse vous envoyer de la Fenêtre des nouvelles aussi bonnes que celles que je vous donne. La maladie d'Amélie nous a fait à tous bien de la peine; heureusement qu'elle s'en est tirée sans que cela se prolongeât trop longtems; j'espère que vos deux cadettes en seront quittes à meilleur marché et que vous aurez toute votre famille rétablie et en bonne santé avant que le froid prenne décidément le dessus. J'ai rencontré ce matin César Balbo, qui m'a chargé de vous remercier infiniment de l'envoi de votre ouvrage et de l'honneur que vous lui faites de le choisir comme moyen de propager des doctrines avec lesquelles il sympathise. S'il ne vous a pas répondu, c'est qu'une longue et grave maladie l'a retenu plus d'un mois dans son lit. Il me prie de vous faire observer que, quelle que soit la bonne volonté des publicistes piémontais, ils se trouvent dans une position bien difficile pour concourir au prix que vous avez l'intention de proposer. La censure rigoureusement absurde de notre pays rend tout ouvrage, qui traite de sujets attenant à la politique d'une manière tant soit peu élevée, impossible à publier ici. Et une loi positive défend à tous les heureux sujets du bien-aimé roi Charles-Albert de faire imprimer un ouvrage en pays étranger. Si donc vous voyez arriver à votre concours peu ou point de mémoires, ouvrages de plumes piémontaises, ne l'imputez point à un manque de zèle pour la noble cause de l'humanité, mais aux circonstances difficiles dans lesquelles sont placés tous les auteurs mes compatriotes.
      On n'a pas tout à fait abandonné le projet d'établir à Turin une prison modèle, suivant le système pénitentiaire, je sais que le ministre de l'intérieur, qui ne manque pas de vues éclairées à certains égards, y tient beaucoup. Notre gouvernement, un peu revenu de la terreur panique, et honteux des rigueurs dont elle a été cause, voudra peut-être faire oublier sa sévérité et ses illégalités par quelque mesure propre à satisfaire l'opinion publique. L'établissement d'un pénitencier pourrait être de ce nombre. Quelle qu'en fût la cause, ce serait toujours un service immense rendu à la cause de l'humanité, et là où la dignité de l'homme est respectée même dans celui qui l'a souillée par le crime, on n'est pas loin d'être obligé de reconnaître les droits que lui donne le progrès de la civilisation. Je vous tiendrai au courant des progrès que les idées philanthropiques feront chez nous, celles surtout qui ont un rapport direct avec le but auquel tendent vos efforts de tous les moments, l’inviolabilité de la vie de l'homme. Malgré les dissidences qui peuvent exister entre vos opinions et les miennes sur quelques points particuliers, je vous prie de croire que je n'en suis pas moins chaud partisan du système pénitentiaire; c'est-à-dire celui qui a pour principe la substitution à l'affreux système de nos prisons, le but invariable de régénérer les criminels en proportionnant le degré de sévérité dans le châtiment à la gravité du crime et à la corruption plus ou moins profonde des condamnés. Mais j'avoue que tout ce que j'ai lu jusqu'à cette heure ne me fait pas regarder le problème comme complètement résolu; plusieurs points, soit sur la discipline des prisons, soit sur le mode de classement, et autres encore, me paraissent devoir être étudiés par de nombreuses expériences, avant qu'on soit autorisé à proclamer comme positifs et infaillibles les résultats du nouveau système de prisons. Auburn, qui sans contredit a fourni les résultats les plus satisfaisants sous la plupart des rapports, soumet les prisonniers qui y sont renfermés à un régime que l'on n'oserait peut-être pas proposer en France. Il y a, je crois, autant de différence entre cette prison et celle de Genève, pour les faits matériels et économiques, s'entend, qu'entre celle de Genève et une p.....naire et Auburn douze gardiens suffisent à 500 détenus. Il y en a neuf pou.....à Genève. Dans le premier endroit les détenus n'ont aucune part aux bénéfices de leurs travaux, dans le second il leur en revient plus de moitié. Je pourrais citer plusieurs autres faits qui établissent une différence radicale entre les deux prisons. Je suis loin de vouloir juger entre les deux systèmes; il y a certainement beaucoup de bonnes et excellentes choses dans tous les deux, et le maximum de perfection se trouve-t-il peut-être dans un juste milieu; mais enfin ces différences notables entre deux établissemens d'une si haute célébrité prouvent que l'on ne peut pas proclamer un résultat définitif et que si les gouvernemens font bien de recueillir toutes les lumières qui sont à leur portée, pour tenter chez eux l'expérience des prisons pénitentiaires, ils auraient tort de vouloir changer radicalement toutes celles qui existent présentement, pour adopter un modèle uniforme, avant de s'être assurés par une expérience décisive des modifications que nécessitent: 1° les circonstances particulières du pays, 2° les perfectionnemens que ne peuvent manquer d'apporter dans cette branche importante d'administration les discussions des philanthropes et les expériences qui se font en ce moment en Amérique et en Europe.
      Je vous prie de remercier beaucoup de ma part ma tante Cécile des livres qu'elle m'a donnés. J'en ai lu quelques-uns, et je me propose dans quelque temps, quand j'en aurai achevé la lecture, de lui faire part de l'impression qu'ils auront produite sur moi.
      Bien des choses à ma tante et à mes cousines, croyez-moi à jamais
                                                                                                          votre très dévoué neveu

divisore
Nomi citati:
Jean-Jacques de Sellon d'Allaman, papa, cher oncle, tante Cécile, tante, Auguste, roi Charles-Albert, César Balbo, oncle, ma mère, son mari, petite sœur, belle-sœur, Amélie.
Toponimi citati:
Turin, Paris, Genève, Amérique, France, Europe, Auburn, Fenêtre.

Allegati