GIU
5
1833

Cavour, Camillo Benso di a Sellon d'Allaman, Jean-Jacques de 1833-06-05 #1347


Mittente:
Cavour, Camillo Benso di.
Destinatario:
Sellon d'Allaman, Jean-Jacques de.
Data:
05 Giugno 1833.

                                                                                                      Turin, 5 juin 1833

      Mon très cher oncle,
      Je suis excessivement sensible aux marques de souvenir et d'amitié que vous ne cessez de me donner. L'envoi constant de tous les ouvrages que vous publiez et le choix que vous avez fait de moi pour les répandre à Turin me prouvent que vous avez toujours en moi cette confiance que vous avez été assez bon pour me témoigner autrefois, et qui m'est si précieuse. Heureusement pour moi que vous n'êtes pas de ceux sur qui le temps et l'absence agissent; car sans cela j'aurais bien à craindre qu'ils n'eussent exercé une influence fâcheuse à mon égard. Cependant il n'y aurait pas eu de ma faute. Il a fallu bien des circonstances étrangères à ma volonté, et bien des obstacles à peu près insurmontables, pour que je sois resté quatre ans sans aller vous voir; et cela surtout à une époque où l'état de votre santé me faisait éprouver le plus vif désir d'aller me confondre avec votre famille pour vous prodiguer tous les soins qui auraient été en mon pouvoir. J'espère me dédommager un peu cette année; j'ai tout arrangé pour faire une course à Genève, et quoi qu'il arrive je ne renoncerai pas à un projet qui me tient tant à cœur. Ma tante et mon oncle Tonnerre seront à Genève dans le courant de juillet; j'irai les rejoindre dès que je le pourrai.
      Depuis que je vous ai quitté, tant d'événements graves se sont succédé, tant de changements dans le monde politique sont survenus, les opinions se sont tellement modifiées, et diversement classifiées, que je sens un vif besoin de confronter de nouveau les miennes avec les vôtres, afin de m'assurer que rien de ce qu'elles pouvaient avoir de bon ou de généreux ne s'est perdu dans le choc général de tous les systèmes et de tous les partis. Car vous savez, quoique je ne puisse partager en tout votre manière de voir, j'ai toujours considéré vos opinions comme la quintessence de tout ce que les doctrines modernes peuvent avoir de généreux et d'élevé; trop fortement sublimes pour l'état actuel de la société, mais qui conviendront parfaitement au genre humain lorsqu'il aura atteint l'état plus perfectionné vers lequel il marche.
      Vous avez été bien bon de vous rappeler de Gustave et de moi en publiant votre recueil, enrichi de notes, des morceaux les plus remarquables de l'Émile et des Lettres de lord Chesterfield; et pour ma part j'ai été tout glorieux de voir mon nom attaché à un ouvrage qui contient tant de choses de la plus grande beauté, et de l'utilité la plus immense pour l'éducation.
      Dès que j'ai été dans le cas de juger Rousseau par moi-même, c'est-à-dire dès que j'ai pu lire ses livres, j'ai ressenti pour lui la plus vive admiration. C'est l'homme, à mon avis, qui a le plus fait pour relever la dignité humaine, si souvent foulée aux pieds dans la société, dans les siècles passés surtout. Sa voix éloquente a plus que toute autre contribué à me fixer dans le parti du progrès et de l'émancipation sociale. Son Émile surtout m'a toujours [plu] par la justesse de ses vues et la force de la logique; et l'expérience de tous les jours me confirme dans l'opinion que les trois quarts des conseils et des maximes qu'il donne sont excellents. Ainsi je crois que vous ne pouviez pas rendre [meilleur service] aux pères de famille et aux instituteurs et par conséquent aux générations naissantes, que d'extraire la quintessence de tout ce que l'Émile contient de bon et d'applicable. J'espère qu'éclairé par la lecture de ces pages éloquentes, Gustave modifiera quelques parties du système qu'il a adopté pour l'éducation de son fils et qui sont malheureusement en contraire opposition avec les sages préceptes de Rousseau, et par suite avec les lois du bon sens et de la raison.
    J'ai lu l'année passée les Lettres de lord Chesterfield avec le plus grand plaisir. Les charmes de son style, la finesse de ses observations, la justesse de ses jugements sur tout ce qui se rapporte au grand monde, rendent cet ouvrage un des plus intéressants que je connaisse. Cependant, s'il contient des préceptes admirablement justes pour former un homme aimable et brillant, je ne sais pas s'il serait également bon pour former un homme moral. Il me paraît que le succès est le seul but qu'il présente à son fils; qu'il mette plus d'importance aux formes qu'au fond, à la manière dont il paraîtra qu'à ce qu'il sera réellement. Dans les conseils qu'il adresse à son fils par rapport avec la conduite envers les femmes, ce n'est pas seulement à leur plaire qu'il l'engage, mais bel et bien à les séduire. Or, si je trouve assez naturel qu'un père tolère les petites intrigues de son fils, et soit même un peu glorieux de ce qu'on appelle ses succès dans le monde, il me semble pourtant qu'il ne doit pas le pousser dans le chemin de la galanterie et autoriser de ses encouragements une action qui est excusable, mais non justifiable. Enfin je crois que les leçons de lord Chesterfield, tombant dans un terrain mal préparé, seraient plus propres à faire un homme à bonnes fortunes qu'un homme d'état. Il est vrai qu'on a souvent vu la même personne cumuler les deux genres de mérites. Ces courtes remarques ne sont point pour critiquer les choix que vous avez faits dans les œuvres du noble lord pour instruire la jeunesse; au contraire, elles tendent à rehausser l'utilité d'un travail par lequel vous avez extrait tout ce qu'il y avait de bon et d'utile, en les dépouillant de ce qui aurait pu être dangereux. De plus, en mettant l'Émile à côté des extraits de lord Chesterfield vous avez mis le lecteur à même de corriger, l'un par l'autre, ce que ces grands maîtres du cœur humain peuvent avoir de faux et de dangereux. L'énergie mâle de Rousseau contrebalance abondamment la souplesse mondaine de l'auteur anglais, et par contre les grâces attrayantes du grand seigneur modifient avantageusement la rudesse quelquefois un peu âpre du philosophe de Genève.
    Maman a été longuement souffrante, une toux tenace la tourmente depuis un mois, elle paraît cependant tirer à sa fin, depuis deux jours surtout elle est beaucoup mieux. Papa a un accès de goutte qui dure depuis longtemps, heureusement elle s'est fixée aux pieds et ne s'est, jusqu'ici, permis aucune excursion dans des parties du corps plus importantes. Le marquis Lascaris a été très malade, on l'a administré, et même un moment on a jugé son cas désespéré; maintenant il est mieux, et l'on a l'espoir le mieux fondé de le voir guérir.
    Je vous prie, mon cher oncle, de dire bien des choses de ma part à ma tante et à toutes mes cousines, et croyez aux sentiments de respect et d'attachement de
                                                                                                       votre dévoué neveu
                                                                                                              C. de C.

divisore
Nomi citati:
Jean-Jacques de Sellon d'Allaman, cher oncle, ma tante, oncle Tonnerre, Gustave, Rousseau, maman, papa, Chesterfield, marquis Lascaris.
Toponimi citati:
Turin, Genève.

Allegati