OTT
23
1830

Cavour, Camillo Benso di a Sellon d'Allaman, Jean-Jacques de 1830-10-23 #1326


Mittente:
Cavour, Camillo Benso di.
Destinatario:
Sellon d'Allaman, Jean-Jacques de.
Data:
23 Ottobre 1830.

                                                                                                         Gênes, 23 octobre 1830

    Mon cher oncle,
    Bien des fois j'ai pris la plume pour vous écrire; j'aurais tant désiré de communiquer avec vous pour connaître votre opinion sur les extraordinaires événemens qui se sont succédé depuis trois mois sans interruption; mais de puissantes considérations m'ont oujours arrêté.
    La secousse qui a renversé le plus grand monarque de l'Europe a ébranlé le trône de tous les autres souverains, qui se sont crus pour la plupart obligés de redoubler de vigilance, pour comprimer les esprits inflammables; conduite bien pardonnable pour des personnes qui ne savent pas que la force élastique des gaz croît en raison directe de la pression qu'ils supportent. Notre gouvernement, qui probablement ne sait pas la physique, a pris surtout à Gênes de sévères mesures; la ville a été couverte d'espions; des listes de suspects ont été dressées; et je ne sais par quelle malheureuse fatalité presque tout le respectable corps du génie en fait partie. Il s'en est suivi que pendant un mois, toutes nos actions, toutes nos paroles, et je crois même toutes nos pensées étaient régulièrement rapportées. Vous concevez qu'il eût été imprudent de ma part de m'exposer à fournir des pièces incriminatives à mes surveillans; aussi malgré le plus vif désir je me suis abstenu de vous écrire.
    Maintenant même je n'aurais peut-être pas hasardé de vous entretenir de politique, quoique l'inquiétude se soit déjà sensiblement calmée, s'il ne s'était pas passé des événements qui doivent si fortement vous intéresser, comme la juste récompense de vos nobles et généreux efforts en faveur de l'abolition de la peine de mort. Il a dû être bien doux pour vous et en même temps bien flatteur de voir vos généreuses théories, traitées de chimères et d'utopies par des prétendus hommes d'état, solennellement proclamées par la plus illustre et la plus éclairée assemblée de la France. La manière prudente et réfléchie, avec laquelle la Chambre des députés a agi, assure que le principe établi a pénétré profondément dans la plupart des hommes éclairés et humains. D'immenses bienfaits rejailliront sur le monde entier de la réforme rationnelle et graduée du code pénal chez le peuple qui marche à la tête de la civilisation. Cependant la joie que m'a fait éprouver la mémorable séance, où les vrais principes de la législation ont été posés, a été bien diminuée par la lecture des journaux du lendemain. Jusqu'alors j'avais été affecté de l'aigreur avec laquelle la plupart des journaux attaquaient le ministère; quelques-uns des principaux organes de la presse périodique, jusque-là si remarquables par la rigueur de leurs doctrines et l'élévation de leurs vues, Le Globe principalement, par haine contre des hommes, que la bonne foi et une grande habileté recommandaient également, avaient adopté un langage absolument incendiaire. Plus que tout autre je veux la liberté dans toutes ses conséquences, mais je ne vois pas un seul acte des ministres qui indique l'amour du pouvoir ou un retour aux anciennes idées. Ils ont adopté une marche qui pour être calme et prudente n'est pas moins éminemment progressive. J'avais donc été péniblement affecté du ton des journaux, mais cependant je concevais très bien que, dans un gouvernement libre, l'attaque et la défense prennent ordinairement un caractère passionné, qui les entraîne hors des limites de la raison. Mais je dois avouer que j'ai été saisi d'indignation, quand j'ai vu des feuilles professant des sentimens généreux, s'emparer de la fameuse adresse de la Chambre, pour exciter le bas peuple contre les députés de la France et le gouvernement; j'ai été profondément dégoûté en lisant de sanguinaires déclamations.
    Croient-ils acquérir de la popularité? Qu'ils sachent que la popularité, acquise au prix du sang, a disparu avant que le sang versé n'ait eu le temps de sécher! L'infâme conduite du parti jacobin dans cette occasion complique, il n'y a pas de doute, la position du ministère, de la France, de l'humanité. L'opposition virulente, exaltant la vengeance des classes inférieures, pourrait faire redouter une émeute dans Paris, si les anciens ministres, nés pour le malheur de la France, venaient à être soustraits à la peine capitale. Mais il s'agit ici d'une question vitale; il s'agit de savoir si la glorieuse révolution de 1830 continuera sa marche éclatante, ou s'enfoncera dans l'ornière sanglante que 92 a tracée. Je craindrais davantage si je ne savais que les hommes qui gouvernent la France sont des hommes à principes, prêts à sacrifier leur place et leur popularité à leur conscience. Si l'on parvient à conjurer l'orage sans se tacher de sang, la révolution de 1830 n'a plus rien à craindre; la cause de la civilisation aura avancé d'un siècle en quelques mois.
    J'ai vu avec peine que les gouvernements suisses, Berne surtout, n'avaient pas profité de la grande leçon des trois journées; il est bien vrai qu'une aristocratie est tout aussi attachée au pouvoir qu'un monarque absolu, et qu'ainsi il n'est pas étonnant qu'elle ne veuille s'en dessaisir que le plus tard possible. Mais cependant le moment ne peut pas tarder et Berne marchera comme les autres.
    Mon oncle et ma tante Tonnerre doivent encore se trouver à Genève; je plains bien leur position, le charme de leur vie est rompu. A Paris surtout, tout leur rappellera de cruels souvenirs, et comme il serait absurde d'espérer que les grands événements leur fassent ouvrir les yeux à la lumière, ils seront toujours dans une désagréable position, soit qu'ils se soumettent aux destinées présentes, soit qu'ils rêvent le retour de l'enfant du miracle. On m'a dit qu'ils avaient le projet de venir s'établir à Turin, ou du moins d'y passer l'hiver prochain. Je ne sais si la capitale du (Piémont) offre assez de ressources à Tonnerre, pour occuper les heures qu'il a libres entre sa barbe et son dîner.
    Genève sera très brillante cet hiver, à ce que m'a dit le major Pictet; j'espère que vous le passerez sans troubles, dans la gaieté et la tranquillité; je désirerais bien que mes pénates y fussent transportés, mais le sort m'attache à Turin, et peut-être pourrais-je y être de plus d'utilité que dans une ville où les lumières et les talents se trouvent en autant d'abondance.
    Rappelez-moi, je vous prie, au souvenir de mes cousines et de ma tante, et croyez-moi à jamais
                                                                                  votre très affectionné neveu
                                                                                           Camille de Cavour

divisore
Nomi citati:
Jean-Jacques de Sellon d'Allaman, cher oncle, plus grand monarque de l'Europe, Le Globe, major Pictet, ma tante, ma tante Tonnerre, enfant du miracle, oncle, Tonnerre.
Toponimi citati:
Paris, Gênes, France, Berne, Turin, Genève.

Allegati