NOV
28
1829

Cavour, Camillo Benso di a Sellon d'Allaman, Jean-Jacques de 1829-11-28 #1319


Mittente:
Cavour, Camillo Benso di.
Destinatario:
Sellon d'Allaman, Jean-Jacques de.
Data:
28 Novembre 1829.

                                                                                                        Turin, 28 novembre 1829

      Mon très cher oncle,
      Il y a déjà deux mois que j'ai quitté le charmant séjour de Genève, et je ne vous ai point encore écrit pour vous remercier des bontés que vous avez eues pour moi! Le procédé est bien mauvais de ma part: mais je vous dirai pour mon excuse que j'attendais pour vous écrire d'avoir lu à fond l'exposition du principe de l'exposition que fait Bentham, dans son premier livre du Traité de législation, afin de pouvoir répondre aux observations que vous avez bien voulu me remettre à la Fenêtre.
      Je vous observerai d'abord [que Bentham] n'a pas seulement étendu le dogme de l'intérêt à une nation particulière, mais au genre humain tout entier. Ainsi ni Robespierre ni le duc d'Albe n'auraient pu se prévaloir de la théorie de l'utilité. Ensuite que pour établir un jugement juste sur une action quelconque, il faut tenir compte des sentiments qui existent dans tous les hommes. Il faut évaluer les souffrances morales et intellectuelles, non moins que les douleurs physiques. Je ne crois pas qu'il soit contre ce droit naturel de tuer un homme quand le salut de la société l'exige; mais il n'en est pas moins vrai que la vue des souffrances d'un de nos semblables affecte douloureusement la plupart des hommes. Je ne crois pas qu'il soit dans le droit naturel que les enfants obéissent aveuglement à leurs parents, comme l'exigeaient les Romains; mais je crois qu'il existe un sentiment naturel qui porte les enfants à respecter et aimer leurs parens; et qu'il est de la plus grande utilité que les parents aient un pouvoir sur leurs enfants, pourvu qu'il s'exerce dans des limites raisonnables. Il faut faire entrer en ligne de compte le sentiment religieux si utile à l'homme, quelque forme qu'il revête, sentiment qui existe chez tous les peuples, et j'oserais dire chez tous les individus. Si l'on ne prend pas pour base de la morale et de la législation le principe de l'utilité, il faut avoir recours au droit naturel ou aux dogmes de la révélation.
      Le système de la loi naturelle a été la source d'une infinité de mauvaises lois. Jadis on ne faisait point un décret qui ne s'appuyât sur quelque principe qu'on nommait naturel. Il est naturel, disait-on, que la société se défende; ainsi elle peut, si le cas l'exige, prendre toutes les mesures qu'elle juge nécessaires: faire pendre, torturer, tout était réputé dans le droit naturel lorsqu'on croyait l’État en danger. Aujourd'hui les philosophes qui soutiennent le droit naturel sont devenus infiniment plus raisonnables; ils ont réduit leurs principes à quelques maximes, qui sont d'une utilité évidente, et par conséquent ils ne se trouvent plus que dans une opposition de mots avec les partisans de l'utilité. Toutefois, il me paraît utile de combattre leur système, afin que quelque tyran peu logicien, donnant une extension forcée à leur proposition générale, n'en tire de fâcheuses conséquences.
      Le système qui se fonde uniquement sur des vérités révélées et sur l'Évangile, me paraît avoir des inconvéniens bien graves et Bentham les a signalés avec bien du talent. Il est évident qu'on ne peut pas prendre les principes de l'Évangile à la lettre, sans cela ils anéantiraient la défense de soi-même, l'industrie, le commerce, les attachements réciproques; et l'histoire ecclésiastique est une preuve évidente des maux affreux qui ont résulté des maximes religieuses mal entendues. Il faut donc avoir recours aux interprétations, et alors quelles variétés! quelles différences! quelles contrariétés ne rencontre-t-on pas dans les commentateurs! Les uns y ont trouvé le dogme de l'obéissance passive, les autres le droit de résister aux tyrans. Les jansénistes et les méthodistes en ont tiré des préceptes rigoureux et ascétiques; les molinistes et d'autres sectes protestantes ont conclu tout l'opposé. Il me paraît donc bien prouvé qu'il faut partir d'une base pour interpréter l'Évangile; et je crois qu'il n'y en a pas de meilleure que le principe de l'utilité. Au reste je défie de trouver une seule maxime de l'Évangile qui soit en opposition manifeste avec le système de Bentham.
      Voilà les réflexions que la lecture de Bentham, de l'Évangile et de votre mémoire m'ont fait naître. Je les ai exprimées avec franchise, suivant mon système ordinaire de ne point cacher ma manière de penser.
     J'ai exécuté vos commissions; cependant je n'ai pas pu trouver une occasion favorable pour Milan. Mais j'espère que vos livres partiront demain pour Novare, d'où on les fera arriver d'une manière sûre à leur destination.
     Je vous prie de dire à ma tante de Tonnerre que nous faisons bien des vœux pour son heureux voyage. Quant au livre qu'elle a demandé à Gustave, il part avec le courrier d'aujourd'hui. Le comte César Balbo, fils de l'ex-ministre, en est l'auteur.
     Bien des choses de ma part à ma tante Cécile et à mes cousines. Agréez l'assurance de mon entier dévouement.
                                                                            Votre très obéissant et affectionné neveu
                                                                                                     CamilleÉÉ

divisore
Nomi citati:
cher oncle, Bentham, Robespierre, duc d'Albe, tante de Tonnerre, Gustave, César Balbo, Cécile.
Toponimi citati:
Turin, la Fenêtre, Genève, Milan, Novare.

Allegati