Cavour, Camillo Benso di a Sellon d'Allaman, Jean-Jacques de 1829-03-05 #1310
- Mittente:
- Cavour, Camillo Benso di.
- Destinatario:
- Sellon d'Allaman, Jean-Jacques de.
- Data:
- 05 Marzo 1829.
Turin, 5 mars 1829
Mon très cher oncle,
Les deux lettres, si remplies de nobles et généreux sentiments, que vous m'avez écrites en dernier lieu, m'ont fait le plus grand plaisir. Les efforts courageux d'une âme élevée pour faire triompher une cause si belle et pour détruire les anciens préjugés si funestes au bonheur et au perfectionnement de l'humanité font tressaillir de joie tout homme qui préfère le bien général à un mesquin intérêt particulier. Mais puisque vous voulez bien entrer en discussion avec moi, j'espère que vous me permettrez de vous soumettre les réflexions que vos lettres et votre brochure ont fait naître en moi.
La cause de la civilisation m'est aussi chère qu'à aucun autre. Je consacrerais volontiers ma vie entière pour la faire avancer d'un seul pas; vous me connaissez assez pour que je n'aie pas besoin de vous dire que je suis entièrement d'accord avec vous sur le fond, et que ma manière de penser ne diffère que sur les moyens d'arriver à ce but que nous désirons également. Quoique je n'aie jamais pu approfondir entièrement des matières aussi délicates, je crois qu'il serait utile de proclamer l'inviolabilité de la vie de l'homme, je crois que la guerre est un des fléaux les plus désastreux de l'humanité, et que la paix universelle, si elle n'était pas achetée au prix de la liberté des peuples, serait le plus grand bienfait de la divinité; je crois que la civilisation de l'Afrique serait une œuvre grande, généreuse et en même tems utile aux nations déjà civilisées. Je réclame comme vous que l'esprit de l'Evangile soit la règle de la morale publique et privée. Mais, tout en admettant ces points importans, je doute que, en l'état actuel de l'Europe, les moyens que vous proposez produiraient l'effet que vous en attendez.
Je ne parlerai pas de la peine de mort; je crois que le tems est venu d'attaquer de front ces lois barbares qui nous régissent depuis longtemps. Peut-être nous n'avons pas atteint un assez haut degré de civilisation pour que l'abolition de la peine de mort n'entraînât quelques inconvéniens; peut-être se commettrait-il quelques crimes de plus; mais dans un siècle où les guerres d'opinions sont si fréquentes, le seul avantage d'épargner la vie de plusieurs malheureux souvent innocents et presque toujours plutôt égarés que coupables, suffirait pour me faire désirer l'abolition de la peine de mort. La torture a existé pendant bien longtemps, il est possible que, depuis qu'elle est abolie, plusieurs coupables demeurent impunis; mais aussi que d'horreurs ont été épargnées. Les révolutionnaires, malgré leur férocité et leur haine contre les nobles, n'ont osé rétablir la question. Nul doute que si cette peine barbare avait existé, bien des émigrés, qui soutiennent le code pénal, auraient été dénoncés par leurs amis, qui n'auraient pas pu résister aux cruels tourments que leur auraient fait supporter Marat ou Robespierre. Je crois bien que les philanthropes ardents doivent attaquer de front la peine de mort, mais qu'en même (temps) les législateurs doivent agir progressivement pour ne pas opérer une révolution subite qui pourrait entraîner de graves désordres momentanés. Le forçat évadé, qui, ayant fini de se corrompre au bagne, ne craint plus que la mort, se livrerait peut-être à toute sorte de crimes, si un changement subit dans le code pénal lui assurait l'impunité de la mort. Le philanthrope doit indiquer le but et les moyens qui présentent le moins de difficultés pour y arriver, et quoique le but soit excellent, si l'on veut l'atteindre directement on court les plus grands dangers. Pour traverser une montagne qui nous sépare d'une plaine fertile, il faut faire de longs détours pour éviter les précipices dont le chemin est parsemé le plus souvent.
Cette réflexion m'éloigne totalement de l'arbitrage européen. La paix universelle serait un bienfait immense: mais il me paraît que le moyen que vous proposez serait ou illusoire, ou ferait acheter la paix par le sacrifice d'intérêts bien autrement puissants. Il me paraît prouvé que la civilisation seule peut mettre un frein aux passions des monarques et des peuples et, les éclairant les uns les autres sur leurs véritables intérêts, empêcher l'écoulement du sang.
Sans la civilisation tout arbitrage serait impossible. La Sainte-Alliance n'a pu subsister, quoique un intérêt général liât les souverains entre eux. Un simple pacte fédéral maintient unis vingt-deux États séparés par des immenses distances, ayant des religions différentes et des mœurs peu analogues. Mais dans ce dernier cas la civilisation, les lumières, qui font connaître aux peuples leurs véritables intérêts, cimentent une union qui ne pourrait exister par aucune autre cause. Tandis que des traités fondés uniquement sur des bases factices prises dans des intérêts particuliers étaient le seul soutien de cette alliance qui paraissait devoir être éternelle, et qui n'a pas même survécu à l'auguste empereur qui l'a fondée. La diète germanique a-t-elle empêché les guerres qui ont ensanglanté l'Allemagne pendant bien des siècles? Un système fédératif, sur quelque échelle qu'il soit fondé, et quels que soient les liens qui le constituent, ne peut exister s'il n'a pour base un intérêt commun, si les peuples ne possèdent pas un haut degré de civilisation, qui les mette à même de bien entendre ce qui leur convient davantage. Or il me paraît que ce n'est point le cas de l'Europe. De Lisbonne à Moscou, de Londres à Naples, les questions les plus importantes sont controversées avec une ardeur incroyable, une lutte est engagée sur tous les points de l'Europe entre les partisans des lumières et les fauteurs de l'obscurantisme. Et c'est dans un moment où règne une telle divergence d'opinion non seulement de souverain à souverain, de peuple à peuple, mais d'individu à individu, qu'on voudrait soumettre l'Europe à un arbitrage absolu?
On a beau dire que le congrès général ne s'occuperait que des affaires de peuples à peuples, et ne se mêlerait nullement des affaires intérieures de chaque état, c'est impossible. Dans ce moment tout se tient, les guerres ont changé de nature, leur résultat n'est plus d'agrandir ou d'affaiblir telle puissance, mais de faire reculer ou avancer la cause de la civilisation. Miguel aurait pour lui tous les partisans de l'absolutisme, quelle que fût la nature de ses droits. J'ai entendu bien des personnes consciencieuses dans beaucoup de choses assurer que tout moyen est bon lorsqu'il mène à un but qu'on croit utile. Si telle est la maxime avouée de la plupart des gens qui tiennent fortement à un parti quelconque, que ne serait-il pas des gouvernements, qui ont foulé tant de fois aux pieds les principes les plus saints pour obtenir ce qu'ils croyaient avantageux à leur pays ou à leur souveraineté? Un tribunal n'inspire de la confiance qu'autant qu'on est assuré de la moralité des juges. Compteriez-vous beaucoup sur l'équité de Metternich lorsqu'il s'agirait de décider si les droits de Don Pedro ou ceux de son frère sont légitimes?
Si l'arbitrage tel que vous le désirez était admis, voici ce qu'il en résulterait à mon avis. Les gouvernemens ennemis des lumières et des théories modernes, sont numériquement les plus forts; il s'en suivrait que les décisions du congrès seraient toutes empreintes de l'odieuse politique de Metternich, qu'elles nuiraient toutes à la cause de la civilisation. La Sainte-Alliance a fait fermer l'école de Mr Comte à Lausanne; qui sait ce que pourrait prétendre la majorité des souverains de l'Europe! Si la minorité ne voulait pas se soumettre, il faudrait bien avoir recours aux armes, et peut-être en naîtrait-il des guerres qui n'auraient pas eu lieu sans cela. Je crois qu'il est du devoir de tout bon citoyen de s'opposer à toute guerre injuste, de faire voir les bienfaits de la paix, et le chemin qu'il faut suivre pour éviter à tout jamais toute effusion de sang.
Civilisez-vous, instruisez-vous, et vous serez délivrés du fléau de la guerre; voilà ce qu'il ne faut cesser de répéter aux peuples. Si toutes les nations de l'Europe eussent atteint un haut degré de civilisation, la guerre d'Orient n'aurait pas eu lieu. Toutes se seraient interposées pour soutenir la cause des Grecs, et le Turc aurait été forcé d'accorder six ans plus tôt ce qui lui a été arraché par le fer et la flamme. Ne cessons pas de combattre pour la cause de la civilisation, si puissamment attaquée, et, si la victoire nous reste, nul doute que la peine de mort ne soit abolie et la guerre bannie du code des nations.
Je suis bien fâché de n'avoir plus le temps de vous parler de la civilisation de l'Afrique, ce sera pour la prochaine lettre.
Veuillez me rappeler au souvenir de ma tante et de mes cousines et croyez à l'inviolable attachement de
votre très obéissant neveu
Camille

- Nomi citati:
- Jean-Jacques de Sellon d'Allaman, cher oncle, Marat, Robespierre, Miguel, Don Pedro, Metternich, Comte.
- Toponimi citati:
- Turin, Afrique, Europe, Allemagne, Lausanne, Europe, Lisbonne, Moscou, Londres, Naples.