NOV
30
1828

Cavour, Camillo Benso di a Cavour, Gustavo Benso di 1828-11-30 #1302


Mittente:
Cavour, Camillo Benso di.
Destinatario:
Cavour, Gustavo Benso di.
Data:
30 Novembre 1828.

                                                                                                        dimanche, 30 novembre
    Mon frère,
    Ta lettre m'a tout à fait étonné: je ne peux pas concevoir qu'on attache tant d'importance à si peu de chose; comment, parce que dans une lettre écrite à la hâte, j'oublie des formulaires d'usage qui ne signifient absolument rien, car ils sont les mêmes pour tout le monde, on m'accuse d'étouffer les sentimens de la nature par morgue philosophique, on me fait de la fausse sensibilité pour me fausser le sentiment et courber le ressort de mon âme! Dans le premier moment, la rage s'est emparée de moi, et j'ai écrit une lettre bouillante à mon oncle Franquin; mais une plus sage réflexion me l'a fait brûler; je ne peux ni ne veux pourtant me taire tout à fait, mais calme et modéré c'est à toi que je m'adresse, afin que tu montres ma lettre à Franquin et aux autres, si tu le juges à propos; elle servira de réponse à une accusation, qui est aussi loin de la vérité que les reproches qu'on t'a faits d'avoir travaillé à te durcir le cœur. Je comprends bien que l'oubli d'une phrase n'est qu'un prétexte, mais qu'on a voulu faire allusion aux idées libérales que je n'ai jamais voulu sacrifier, et à mille autres griefs qu'on m'a déjà tant de fois répétés. Je m'étais tu lorsque mon père dans un accès de colère m'avait menacé de me faire mourir de faim en Amérique, lorsqu'il m'a dit que je voulais le faire périr de chagrin; son état m'était connu et il était un devoir pour moi de ne point l'aggraver par d'imprudentes réponses. Mais quand c'est ma mère, c'est un oncle qui m'aime tant, qui m'adressent des reproches, je dois croire que de grands motifs de plaintes les ont excités contre moi. Dès l'académie on m'a reproché de causer des maladies à ma mère par mes sottises et par ma répugnance à m'humilier pour faire cesser mes punitions. A présent même il me paraît que je n'étais pas si coupable, et qu'une vivacité ne dénote pas un mauvais cœur. Quant aux excuses qu'on voulait que je fisse, et c'était le plus grand grief, et que j'ai faites trop souvent, elles me répugnaient hautement, soit parce qu'elles me dégradaient à mes propres yeux et à ceux à qui elles s'adressaient, soit parce qu'elles ne prouvaient autre chose qu'une basse peur des punitions. J'ai toujours vu les supérieurs mépriser hautement les jeunes gens qui, abjurant toute dignité, se traînaient dans la boue pour obtenir un pardon, prix d'une bassesse révoltante dans une âme qui n'a point encore été souillée par le grand monde.
    J'avais un ami à l'académie, un ami chez lequel j'avais trouvé une âme ardente et élevée, qui, accablé sous le poids de cuisans chagrins provenant de sa famille, avait été conduit presque aux portes du tombeau; qui avait mis en moi toute sa confiance, qui m'aimait passionément; et l'on m'a ordonné au nom des sentimens de l'abandonner, pour ne pas me rendre suspect. Fallait-il dès l'âge de quinze ans, sacrifier les plus tendres affections au bas intérêt de l'ambition, fallait-il me rendre un objet de mépris aux yeux de celui qui m'avait toujours estimé? Non, il ne le fallait pas; cependant soit faiblesse, soit irréflexion de jeunesse, j'ai cédé à demi. Un tel état ne pouvait durer pour moi; et au bout d'un an je lui ai demandé pardon, et j'ai réparé et veux réparer des torts évidemment réels. C'est ici le cas de faire ma profession de foi à cet égard: Cassio est mon ami, il le sera toujours tant que je vivrai, et que tout sentiment d'honneur ne sera pas éteint en moi; rien ne pourra me faire commettre une nouvelle bassesse et m'induire à le quitter. Si l'on croit que ce sentiment est contraire à la nature, j'en serai désolé, mais rien ne peut me faire changer. Royer-Collard a prouvé victorieusement qu'il n'y avait pas de droit contre le droit; de même il ne peut y avoir affection contre affection; quelques grands que soient mes sentimens pour mes parens, ils ne peuvent détruire les liens de l'amitié, aussi saints que ceux du sang.
    Mes opinions m'ont été cause des reproches les plus sanglans; on m'a appelé dégénéré de mes ayeux, traître à mon pays, à ma caste. Le ciel m'est pourtant témoin que je finirais plutôt mes jours dans un cachot, que de faire une seule bassesse indigne de mon nom et de la dignité d'un homme libre, bien supérieure à toutes les autres; que je mourrais mille fois pour mon pays ou pour le bien du genre humain, si je croyais lui être vraiment utile. Est-ce ma faute si je vois d'une manière différente de la leur? Je ne suis pas maître de ma conviction, et il m'est aussi impossible d'admettre la plupart de leurs doctrines, que de croire que deux et deux font cinq. Si je suis donc dans l'erreur, on doit plutôt me plaindre que me blâmer. Si une folle ambition, une haine cruelle, des passions viles et basses m'avaient entraîné dans un faux sentier, m'avaient fait abjurer les doctrines de mes pères, aucun terme ne suffirait pour décrier une semblable conduite. Mais toutes les considérations personnelles, des avantages probables sous le rapport politique et pécuniaire m'appelaient sous les bannières de l'absolutisme. Mais un sentiment inné de dignité morale que j'ai toujours conservé avec soin, m'a repoussé d'un chemin où il fallait pour première condition renoncer à sa propre conviction, ne plus voir, ne plus croire que par les yeux et les lumières des autres. Plus j'avance, plus je vois la marche des choses, et plus il me paraît de ne m'être pas totalement trompé. Le tems peut seul décider de la justice de mes opinions et de leur solidité. En attendant je suis sûr que mes parens rougiraient de honte, si des motifs personnels m'engageaient à feindre, à tromper tout le monde, à ostenter des opinions qui seraient en opposition avec ma manière de penser, et à me rendre ainsi méprisable à tous les gens d'honneur à quelques nuances qu'ils appartinssent. Voilà en peu de mots ce que je voulais te dire pour te prouver que les sentimens de la nature n'avaient pas perdu leur empire sur mon cœur. Si j'ai pris la chose à cœur c'est que je crains par-dessus tout la sensibilité mal à propos; avec un esprit qui raisonne, ces vibrations à faux ne peuvent manquer de discorder tout l'instrument, et de finir par le rendre incapable de rendre le moindre son.
    L'apathisme m'épouvante, surtout dans ma position. Ton sort est jeté, tu sais à quoi t'en tenir sur ton avenir, ainsi tu peux te livrer en paix à une douce indolence, dont les circonstances te tireraient au besoin sans le moindre inconvénient; cependant, tu l'avoues toi même, le manque d'énergie a causé [bien] des guai. Juge maintenant ce qu'il en serait de moi qui ne sais ce que je deviendrai, qui suis au milieu des élémens les plus disparates, qui suis presque toujours en opposition avec tout ce qui m'entoure. Si je me laissais aller à l'apathie, le moindre faux pas peut m'entraîner pour toute ma vie, et l'énergie de l'âme m'est indispensable. Je dois donc lutter de tout mon pouvoir contre ce qui pourrait plier le ressort de mon caractère, dont j'ai besoin tous les jours.
    On se plaint de ce que tu ne montres pas mes lettres; c'est tout naturel: si tu étais seulement mon frère et que les liens du sang fussent les seuls qui nous unissent, le reproche serait fondé. Mais tu es bien plus pour moi qu'un frère, tu es un ami pour lequel je n'ai rien de caché, et mes parens le savent bien; dans ce cas tout ce que je te confie c'est à toi seul, et personne ne peut désirer de pénétrer dans notre correspondance intime, car tout le charme en serait détruit. Tâche de faire comprendre ce petit raisonnement, car il est bon qu'on ne croie pas que nous tramons dans nos lettres une vaste conspiration.
    J'aurais encore un million de choses à te dire, mais je me réserve pour le prochain courrier.

divisore
Nomi citati:
Mon frère, Franquin, Cassio, Royer-Collard .
Toponimi citati:
Amérique.

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