OTT
22
1833

22 ottobre 1833 - 22 ottobre 1833


Diario:
1833.

      J’ai été dîner à Albe avec mon ami le comte Somis. La journée s’est fort bien passée. Mme l’intendante est une bonne et aimable personne, elle était tant soit peu gênée devant moi, mais ont voit que dans l’intimité elle doit déployer un caractère gai, spirituel et affectueux. Mon ami, l’intendant est le vrai type du libéral consciencieux d’une petite ville de province; plein de zèle et de dévouement pour le bien public, il voudrait réaliser toutes les améliorations possibles; il a la passion du perfectionnement; sincère dans sa religion, il n’en déteste pas moins vivement les jésuites et ce qu’il regarde le parti prêtre, et il croit fermement que tout irait parfaitement bien, que tout mécontement [sic] cesserait, que les esprits se calmeraient si on renouvellait l’édit du roi Charles contre la compagnie de Jésus, et que le gouvernement contînt le clergé dans la limite de ses attributions spirituelles; ses connaissances sont profondes, mais toutes renfermées dans le cercle le plus étroit; il connaît à la perfection la théorie des impôts communaux, et la manière d’agir sur un conseil municipal; mais parlez lui d’une idée de gouvernement général, ou de politique européenne, il n’en saura pas plus que le marguiller de la cathédrale. Toute sa politique active consiste dans la haine des Allemands, et une sympathie non raisonnée avec tout ce qui est principe libéral, étant au reste dans l’ignorance la plus complète et la plus absolue sur tout ce qui se passe présentement dans le monde politique. Mr La Fayette est pour lui un banquier et Casimir Périer un duc et pair. Le comte Somis fera toujours admirablement bien, tant qu’il aura à administrer des intérêts matériels et d’un ordre secondaire; malheur à lui, si jamais il est appelé à influer sur la marche générale des choses et à devoir combiner des idées plus étendues que celles de la sphère dans laquelle il s’est mu jusqu’à présent. Je l’ai beaucoup interrogé sur les résultats de l’abolition des taxes sur les comestibles. Il les trouve fort avantageux, il croit que le pain est meilleur et moins cher. Le fait le plus intéressant, à ce qu’il m’a dit, c’est que tous les jours de marché, des boulangers des pays voisins d’Albe apportent de grandes quantités de fort beau pain, qu’ils vendent sur la place publique; cette concurrence produit un effet excellent, en rendant impossible toute coalition patente ou secrète entre les boulangers de la ville, et en les forçant à soigner continuellement le pain qu’ils font pour ne pas se laisser enlever leurs pratiques par ses [sic] marchands étrangers. Quant à la taxe de la viande, le comte Somis, tout en étant d’avis de l’abolir dans les villes et endroits peuplés où une concurrence est possible, est persuadé qu’on ne pourrait pas la supprimer sans de graves inconvénients dans les communes rurales, où à peine si [sic] il y a à faire pour un boucher. Avec un seul abattoir on serait à la merci du boucher unique; s’il y en avait deux, les profits honnêtes étant trop petits pour être divisés, les bouchers seraient forcés de donner de la viande de qualité fort inférieure pour se tirer d’affaire. Il est donc d’avis de maintenir la taxe dans toutes les petites communes, et de plus, de donner à une seule personne, ou à deux, au plus, le droit d’établir un abattoir. Ce privilège serait mis aux enchères publiques et concédé au dernier offrant et meilleur enchérisseur. Cependant, pour éviter tout espèce d’arbitraire dans la fixation de la taxe, et faire jouir au moins par ricochet tout le pays des bienfaits de la liberté de commerce, il voudrait que les bouchers fussent obligés de vendre la viande, dans les endroits où le monopole leur est assuré, au même prix qu’on la vendrait dans la ville la plus voisine, où le commerce serait tout à fait libre. Les autorités municipales seraient chargées d’y faire constater toutes les semaines le prix courant et de veiller à ce que les bouchers s’y conformassent. Ce système paraît avoir été adopté comme mesure générale par le ministère de l’intérieur. Le comte Somis pousse plus loin ses idées monopolisantes dans les petits endroits: il voudrait que le nombre des hôtelleries et cabarets fut fixé par le conseil comunal, et que ces espèces de privilèges fussent pareillement mis aux enchères. Je ne peux être à cet égard de son avis, car je redouterais l’arbitraire laissé dans les mains du conseil municipal, qui malheureusement se compose de membres formant une coterie toujours disposée à favoriser quelques individus particuliers aux dépens du public. Il paraît que le ministre était de ce même avis, car il n’a rien répondu au comte Somis à cet égard.
      Le comte Somis m’a fait lire quelques pièces de vers d’un jeune improvisateur de vingt ans, nommé Regaldi, qui a passé assez longtemps chez lui. Il a beaucoup de facilité, de bonheur d’expression, et des idées quelquefois élevées; il serait bien à désirer que ce jeune homme ne dépensât pas ainsi son talent en monnaie sans cours, mais qu’il fouillât par un travail assidu les profondeurs de son esprit, pour y exploiter les mines précieuses qu’il peut contenir.
      Je ne sais pas pourquoi, mais ce soir je suis dans une singulière disposition d’oisiveté, tout travail m’ennuye, et la lecture de Jouffroy m’a été si insupportable que j’ai dû fermer le livre. C’est un fait psychologique, dont je ne peux pas me rendre raison. En désespoir de cause, j’ai lu l’article de Saint-Beuve sur l’abbé Prévost, l’élégant et naïf auteur de Manon Lescaut. Il m’a donné l’envie de lire ses autres romans, dont les principaux et ceux qui ont été les plus estimés dans le temps, sont: Cleveland, Mémoires d’un homme de qualité, et Le Doyen de Killerine. Je me promets bien de le faire, la première fois qu’on m’enverra passer six mois dans une prison d’État.

divisore
Nomi citati:
comte Somis, Mme l’intendante, l’intendant, roi Charles, compagnie de Jésus, Mr La Fayette, Casimir Périer, Regaldi, Jouffroy, Saint-Beuve, abbé Prévost, ministre.
Toponimi citati:
Albe.

Allegati