DIC
6
1833

06 dicembre 1833 - 12 dicembre 1833


Diario:
1833-1834.

      Plus pour satisfaire à l’inquiétude sourde de papa, que pour aucune autre motif, je me décidai à aller faire une course à Grinzane avant l’hiver. La paresse m’avait fait négliger d’écrire à Ravinal pour lui annoncer, comme à l’ordinaire, mon arrivée. J’ai depuis transformé les résultats heureux de ma nonchalance en un habile calcul de ma prudence et de ma finesse diplomatique. J’arrivai donc à Grinzane tout-à-fait à l’improviste, ce qui fit que je pus me convaincre de l’état réel des faits, tels qu’ils le sont toute l’année, moins les courts séjours que j’y fait [sic] où l’on arrange tout pour m’en imposer. Ravinal était absent, le tinnage était en désordre, les ouvriers travaillaient à peine; tout ceci démontrait une grande négligence, mais ce n’était point encore de crime capital. J’en viens aux informations, et j’apprends:
      1º. que la fille du menusier, que mon père avait fait partir parce qu’elle était publiquement la maîtresse de Ravinal, et que j’avais défendu de laisser revenir sous quelque prétexte que ce fût, était établie de nouveau chez son père sans avoir changé de manière d’être;
      2º. que Ravinal, qui avait épuisé à mon égard les expressions de dévouement, de fidélité et d’attachement, remuait depuis deux mois ciel et terre pour se procurer des occupations incompatibles avec mon service; qu’à tel effet, il négligeait complètement ses devoirs comme agent; ce qui m’expliqua la cause du désordre général que j’observais à mon arrivée;
      3º. que ses fils, que j’avais solennellement exilés de chez moi, s’y trouvaient tous trois tranquillement établis et redoublaient d’insolence vis-à-vis des ouvriers et autres habitants de Grinzane.
      Des fautes si graves me parurent nécessiter une punition éclatante; aussi, je me décidai à renvoyer sur-le-champ Ravinal, ses fils et la famille du menuisier. Sans attendre le retour de Ravinal, je fis partir un exprès pour Turin, afin de communiquer mes déterminations à papa et le prier de m’envoyer Tosco immédiatement. J’attendis Ravinal jusqu’à dix heures pour décharger ma bile sur lui. Voyant qu’il n’était pas encore revenu, je pris le parti plus raisonnable d’aller me coucher, remettant au lendemain l’exercice de ma justice. En effet à peine levé, ayant su que Ravinal était rentré à deux heures du matin, je le fis venir et lui signifiai son congé, en accompagnant cette déclaration d’une lavade de tète dans le genre de celles que papa administre si énergiquement. Tosco arriva le soir du dimanche. Ses calmes remontrances m’ayant adouci, je consentis à écouter la justification de Ravinal. Quoiqu’il ne sût me donner que de détestables raisons pour excuser ses torts, je le laissai parler tant qu’il voulut, me contentant de lui répondre, de la manière la plus calme, que ma volonté était immuable. Là-dessus je le renvoyai, tranquillisé. Mais ne voilà-t-il pas que le lendemain le chef-maçon arrive pour demander l’acquit du compte qui lui est dû pour les travaux qu’il a fait faire, qu’on lui promet depuis un mois, sans jamais rien lui donner. Je lui dis que je vais le faire payer, lorsque Ravinal arrive et me déclare qu’il ne peut exécuter mes ordres, vu qu’il n’a pas le sou. C’est alors que j’éclate. Sûr, d’après les recherches que j’avais déjà faites, qu’il devait y avoir plus de cinq cents francs en fonds de caisse, je demande compte à Ravinal de cette somme. L’impudent a l’audace de me répondre: «Mes comptes vous l’apprendront». Alors je ne me contiens plus et je le traite comme il le méritait, lui […] les noms les plus doux, tels que ceux de menteur, de ladre et autres; enfin je lui déclare qu’il cesse dès cet instant d’être à mon service.
      Cette scène me laissa agité toute la journée. Il n’y en avait plus trace le lendemain; j’avisai alors avec calme aux moyens de faire marcher l’administration de la terre sans agent. Je finis par me déterminer à la confier à Jean, qui avait fait en quelque sorte jusque là le sous-agent. Voici mes raisons. Jean est un homme intelligent, actif, ferme et ordonné; s’il n’a pas de connaissances théoriques, il a une longue expérience des travaux agricoles, enfin, sous le rapport de la capacité, il est tout à fait propre à ce que [sic] je le destine. Mais Jean n’est pas délicat, son honnêteté est plus que douteuse et, quant à la moralité, elle est tout au moins suspecte; et pourtant je crois que Jean me convient. En effet, Jean comprend qu’il a si immensément à gagner, en méritant d’être élevé à la place d’agent, qu’il ne risquera pas cet avantage pour de petits gains. Hors [sic] il n’est guère possible que, ne sachant pas tenir de compte, il puisse me friponner en grand, malgré le contrôle de Tosco. Il est donc probable qu’il sera honnête par calcul. Mais jouons au pis. Quant, se croyant assuré de l’impunité, il se déciderait à me voler, il est bien certain qu’il empêchera les autres de me voler. C’est peut-être moins bien pour sa conscience que s’il ne volait pas, sans savoir empêcher les autres de le faire, mais sa [sic] vaut beaucoup mieux pour ma bourse. Malgré tous ses défauts, Jean sera donc mon agent.
      Ma conduite à Grinzane a été beaucoup admirée par mes bonnes dames. Cela, et l’influence que j’ai exercée sur d’Haussonville pour le faire confesser, m’ont fait une note auprès de ma tante Henriette, qui a effacé une partie de mes démérites de Genève.

divisore
Nomi citati:
papa, Ravinal, d’Haussonville, tante Henriette, Tosco, Jean, mon père.
Toponimi citati:
Grinzane, Turin, Genève.

Allegati