05 luglio 1834 - 05 luglio 1834
- Diario:
- 1834.
Santena, 5 juillet 1834
J'étais bien loin de songer aux événemens qui me sont arrivés depuis que j'ai interrompu mon journal, événements qui doivent avoir une si grande influence sur mon avenir.
Depuis près de deux ans je n'avais plus reçu de nouvelles directes de Mme J[ustiniani]; après sa réponse à la lettre que je lui avais écrite dans le mois de janvier 1833, pour lui exprimer la sympathie que ses longs malheurs m'avaient fait éprouver, elle ne m'avait plus donné aucun signe de vie. Je savais qu'elle avait depuis lors constamment habité Milan et qu'elle y avait été dans un état continu de souffrance et de maladie, mais rien de ce que j'avais receuilli sur son compte ne pouvait me porter à croire qu'elle pensât encore sérieusement à moi. Je conservais d'elle un tendre et pénible souvenir, je me prenais souvent à regretter que ma balourdise et de malheureuses circonstances m'eussent empêché de former avec cette femme douce et aimable une liaison qui aurait jeté tant de charme sur ma triste et monotone existence; mais à dire vrai, il ne restait plus dans mon cœur pour elle des sentimens d'amour et de passion. Tous mes désirs se bornaient alors à la revoir, à lui être utile, et à lui vouer une amitié sincère et désintéressée. Le ciel en avait autrement destiné.
J'étais à Grinzane depuis plusieurs jours, dans un état complet d'abattement et de tristesse, bien naturel après les scènes pénibles qui avaient parqué les derniers tems de mon séjour à Turin, lorsque je reçois un petit billet de cette main bien connue, qui m'apprend qu'elle est arrivée à Turin et qu'elle désirerait me voir. Je ne saurais décrire les sentimens qui agitèrent mon cœur dans ce moment. L'incertitude des motifs qui avaient déterminé Mme J[ustiniani] à cette démarche me troublait cruellement. Était-ce un simple désir de m'expliquer sa conduite passée et d'établir avec moi des rapports amicaux conformes aux sentimens qu'elle m'avait exprimés dans sa dernière lettre? ou bien était-elle derechef sous l'empire de cette passion contre laquelle elle avait vainement lutté pendant si longtems? Je croyais bien découvrir dans le petit nombre de phrases qui composaient sa très courte lettre, des désirs et une tendresse mal comprimée; mais ce ne pouvait être qu'une illusion de mon cœur ou de ma vanité, car il n'y avait pas un seul mot qui annonçât un changement en ma faveur.
Je n'y plus pût tenir. Tourmenté par la crainte de ne la plus trouver à Turin, par l'incertitude de la réception qu'elle me ménageait, et par le désir irrésistible de lui exprimer tout ce que sa conduite à mon égard m'avait inspiré de reconnaissance, d'affection et de dévouement, je résolus de partir à l'instant. Abandonnant cinquante affaires qui me restaient à terminer, bravant l'ardeur insupportable du soleil, je me mis en route à une heure. Ayant changé de cheval à Bra sans m'arrêter, j'arrivai à Turin à huit heures passées. Je cours chez moi, je me change, et sans perdre un instant je vole à l'auberge où logeait Nina. On me dit qu'elle venait d'aller à l'Opéra; j'y cours sans délai, je me précipite au parterre, je parcours les loges des yeux, et dans la sixième à gauche, au premier rang, j'apperçois une dame en grand deuil, portant sur la plus douce des figures des traces de longues et cruelles souffrances: c'était Nina. Elle m'a reconnu de suite; elle m'a suivi des yeux jusqu'à ce que je sois sorti du parterre pour aller la trouver. Dieu, quel charme dans ce regard, que de tendresse et d'amour. Quelque chose que je fasse pour elle, dans l'avenir, ah! je ne pourrais jamais la récompenser de tout le bonheur qu'elle m'a fait éprouver dans ce moment. Sa loge était pleine, les insupportables ennuyeux assommaient ma pauvre Nina des plus fades et insipides discours. En vain nos yeux tâchaient-ils d'exprimer les sentimens de nos cœurs, nous brûlions d'impatience; enfin nous restâmes un moment seuls. Hélas! l'abondance des choses que nous avions à nous dire étouffa la parole dans nos gorges; après un long silence, elle me dit: «Qu'avez-vous pensé de moi?». «Ce que j'ai pensé, ai-je répondu, pouvez-vous me le demander? Vous avez bien souffert». «Ai-je souffert! Oh! oui, j'ai bien souffert». Voilà les seuls mots dont je me rappelle. Un moment après Mr Justiniani entra, et nous ne nous sommes plus rien dit. Je la quittai ce soir-là plein d'espérances, d'amour, de regrets et de remords. Je croyais à la constance de sa passion; j'étais fier et enivré d'un amour si pur, si constant si désintéressé; mais d'autre part quand je pensais à ma conduite envers elle, quand je me représentais les souffrances terribles que Nina avait subies à cause de moi, et dont j'avais toujours présent les traces profondes qu'elle portait sur sa belle et triste figure, je me mettais en fureur contre moi-même, je m'accusais d'insensibilité, de cruauté, d'infamie.
En rentrant chez moi, Garin m'apprit que mon père, croyant que j'arriverais le lendemain matin à Santena de Grinzane, avait le projet d'aller à ma rencontre jusqu'à Carmagnole. Décidé à ne pas lui laisser faire cette course inutile, je pris le parti de partir sur le champ pour la campagne, et n'ayant plus trouvé de voiture, je me mis en route à pied. Il était minuit, la lune brillait d'un éclat puissant et doux. Les rives du Pô, la colline de Turin, illuminés par cette pâle et triste lumière, présentaient un spectacle bien en harmonie avec les sentimens de mon cœur. Quelle ravissante promenade! Quand retrouverai-je des émotions aussi élevées que celles que j'ai ressenties cette nuit-là! Arrivé à Montcalier, j'ai loué une scourata, et je suis arrivé à Santena à trois heures du matin. Tout le monde était couché; j'ai attendu sur un canapé le réveil de mon père, qui a été bien étonné de me voir à cette heure-là, arrivant de Turin. Je lui ai sans détour exposé nettement les motifs de mon départ précipité de Grinzane, et des raisons qui me rappelaient le soir même à la ville. Quand papa n'est pas sous l'impression d'un sentiment de colère ou d'irritation, il est bon, il est foncièrement bon. Aussi, a-t-il tout de suite compris ma position, et sans faire une seule remarque, il m'a laissé maître de me conduire comme je le voudrais. La journée me parut bien longue; enfin le soir, tout de suite après le dîner, je repartis pour Turin. En approchant du moment où je devais me trouver seul vis-à-vis de Nina, de cette Nina que j'avais si cruellement traitée et qui aurait eu tant de motifs de me haïr, je me sentis saisi d'un trouble inexprimable; je craignais, je redoutais cette entrevue que je souhaitais quelques heures auparavant avec tant d'ardeur. À huit heures et demie j'allai à son auberge, je trouvai Mr Jus[tiniani] à la porte, qui sortait pour aller voir le farreau; je monte, j'entre, et je trouve Nina toute seule. Elle était tristement assise près de sa table. Son air profondément abattu, ses sombres vêtements me firent éprouver la plus douloureuse impression; c'était l'image de la souffrance, et cette souffrance qui l'avait causée? Nina me reçut d'abord avec contrainte. Sans prononcer un seul reproche, elle tâcha d'expliquer sa conduite; l'ayant interrompue à plusieurs reprises pour balbutier quelques paroles d'excuses, elle finit par m'écouter en silence; enfin, enhardi par la douceur de son regard, je lui pris la main, je la portais à mes lèvres, en m'écriant: «Nina, me pardonnez-vous?». Elle ne put pas résister plus longtems, son front se plia et s'appuya sur le mien et sa bouche chercha la mienne pour y imprimer un baiser d'amour et dé paix. Tout est dit: une ère nouvelle commença pour nous à dater de ce soir. Après quatre années de luttes et de malheur, ce que le sort avait destiné s'accomplit. L'amour triompha. Ah! puisse ce triomphe ne pas amener de funestes conséquences pour cet être angélique, sublime modèle de dévouement, de tendresse et de constance!! Je ne tâcherai pas de peindre ce que Nina a été pour moi, depuis ce soir-là. L'éloquence de Byron suffirait à peine à bien décrire tout ce que [...] cœur renferme de trésors et de charmes. Bon Dieu! Quelle grâce! Quelle naïveté charmante! Quels transports enivrants! Pleine de délicatesse, elle a constamment évité de me parler d'elle, de ses longs malheurs, de ses cruelles souffrances; pressée par mes questions, elle finissait par me donner quelques détails sur les événemens de sa triste vie, et encore avec quelle réserve modeste, avec quelle pudeur de sentiment. On voyait qu'elle craignait constamment de blesser mes souvenirs, et de réveiller en moi des pénibles impressions de remords et de regrets. Qu'elle était éloquente lorsqu'elle me parlait de son amour, et des effets terribles de cette brûlante passion. «Tous le jours, m'a-t-elle dit, je quittais de bonne heure le château de mon père situé aux pieds des Apennins, et suivie d'un paysan, je me mettais à gravir les montagnes; j'allais, j'allais sans crainte de la fatigue et du danger des chemins, je voulais toujours en atteindre le sommet pour promener mes regards sur l'horizon qui s'étendait sur le Piémont, et respirer l'air qui me paraissait arriver sans obstacles des plaines où était mon bien-aimé». Malheureux, je suis indigne de tant d'amour!! comment, comment le reconnaîtrai-je? Ah! je le jure, jamais, jamais je n'oublierai, je n'abandonnerai plus cette femme céleste. Mon existence lui sera consacrée, elle sera le but de ma vie, l'unique objet de mes soins et de mes efforts. Puisse la malédiction du ciel s'appesantir sur ma tête, si jamais il m'arrive de lui causer volontairement le moindre chagrin, ou de froisser le plus petit sentiment de ce cœur parfait et adorable. Ce fut le lundi soir, 23 juin, qu'eut lieu ce que je viens de rapporter. Nina passa encore plusieurs jours à Turin; elle n'en partit que le vendredi à deux heures après-midi. Pendant tout ce tems je la vis régulièrement deux fois par jour, excepté le mercredi où je n'allais chez elle que le matin. Que d’heures charmantes nous avons passées ensemble, que de délicieux moments. Tems de bonheur et d'amour, reviendrez-vous jamais? Cependant le mari n'eut pas de peine à s'apercevoir des sentimens de sa femme; elle ne prenait aucun soin pour les cacher. Affectant alors une fausse philosophie, il eut avec elle la plus étrange conversation. Après lui avoir dit qu’il connaissait fort bien sa liaison avec moi, qu'il était instruit de tout ce qui s'était passé à Gênes lors de mon dernier voyage, il ajouta que, ne s’étant jamais gêne lui-même pour elle, il n'était point assez injuste pour exiger qu'elle renonçât à moi; cependant il croyait devoir l'avertir, et cela plus comme un ami que comme son mari, qu'elle avait tort de céder sans plus de résistance à un homme qui ne lui convenait sous aucun rapport. Et là Mr Ju[stiniani] a eu l'extrême obligeance de faire de moi un tableau peu séduisant. Enfin, il a terminé cette étrange scène en disant à sa femme: «Vous êtes la maîtresse de faire ce que vous voulez, recevez Mr de Cavour tant qu'il vous plaira, seulement que ce ne soit pas en cachette, ni d'une manière qui puisse vous compromettre».
Nina était venue à Turin pour mettre sa petite fille au Sacré-Cœur, et ensuite pour consulter Mr Rossi sur la maladie qui mine sa santé depuis si longtems. Mr Rossi lui a ordonné les bains de Saint-Gervais et ensuite, revenant sur sa décision, il lui a conseillé les bains de Vinadio. Nina est donc partie pour Vinadio, elle y est maintenant; dans peu de jours j'irai à Vaudier, je serai bien près d'elle, une seule montagne m'en séparera. Quel bonheur de la franchir et d'arriver jusqu'à elle.
Avant de quitter Turin, j'ai été trouver Mr Rossi, et je l'ai supplié, au nom de tout ce qu'il avait de plus cher au monde, de me dire au juste ce qu’il pensait de l'état de Mme J[ustiniani]. Sa réponse a été tranquillisante, il croit qu'aucun des organes vitaux n'est attaqué, et qu'il n'y a que le système musculaire qui soit en un état de désordre, auquel il sera facile de remédier par un traitement simple et calmant. Le soir même du départ de Nina, je lui ai écrit une longue lettre, où je lui exprimais de mon mieux ce que je ressentais pour elle; je la lui ai adressée sous le nom qu'elle m'avait indiqué, c'est à dire d'Aline Duvivier.
Je n’ai rien reçu d'elle par le courrier du lundi, ni par celui du mercredi. J’avoue que j'étais bien inquiet, mille funestes idées troublaient mon espit. J’avais beau faire des calculs sur les difficultés qu'elle aurait à m'écrire pendant les prèmiers tems de son établissement, et sur la lenteur de la poste de Vinadio à Turin; rien ne pouvait me calmer. Sous cette impression, je lui écrivis une seconde lettre, plus passionnée que la première; dans le désordre de mon imagination, j'ai été jusqu'à lui faire entrevoir la possibilité de secouer le joug que la société lui avait imposé, et de s'abandonner à une vie toute d'amour et de repos. J'ai mal fait. Il y a des devoirs absolus qui la retiennent dans son état: elle ne peut point oublier qu'elle est mère. Cependant, si elle était dans l'impossibilité de supporter plus longtems le fardeau de la destinée qu'on lui a faite, si elle n'avait plus d'autre alternative qu'une fin misérable ou la revendication de sa liberté? Bon Dieu, je m'égare dans de terribles hypothèses, il sera assez tems de les discuter si jamais elles se présentent pour être réalisées.
Aujourd'hui papa m'a apporté une lettre de Nina. Quel bonheur! Comme elle écrit bien, quelle touchante manière elle a de s'exprimer, comme toutes ses phrases respirent la tendresse, le dévouement et l'amour! Comme elle est naïve et vraie dans tout ce qu'elle dit! Quel bonheur, quelle gloire d'être aimé par une femme comme celle-là!

- Nomi citati:
- Mme J[ustiniani], Mr Justiniani, Mr Ju[stiniani], Mr Jus[tiniani], Nina, mon père, papa, Rossi, Aline Duvivier, Garin, Byron, le mari, sa femme, Mr de Cavour.
- Toponimi citati:
- Santena, Turin, Grinzane, Milan, son auberge, Opéra, Bra, Carmagnole, Gênes, Saint-Gervais, Vinadio, Vaudier, Montcalier, auberge, château de mon père situé aux pieds des Apennins, Piémont, colline de Turin, rives du Pô.